Les textes de Heiner Müller ont la réputation d’être complexes. Les couches de sens se découvrent petit à petit. Le travail de répétition permet un retour aux sources. Les phrases de Müller ont aussi et avant tout un effet direct. Müller dit notamment des choses qui dérangent, il va là où ça gène. «Le plaisir aristocratique de déplaire» disait Balthus. Il existe par exemple de nombreux passages scatologiques. Il faut donc trouver comment on saisit ces passages et comment on éprouve du plaisir à reproduire cet effet sur le public. C’est toute la question de notre société soi-disant libérée qui éprouve toujours des difficultés quand il s’agit de parler du corps, de la mort, de la fin du désir. La liberté du langage entraîne souvent le vide de sens. Mais, avec Müller, on trouve aussi, en plus du choc, la profondeur du sujet. C’est précisément cette profondeur de sens que je veux aborder.

En ce qui me concerne, la question fondamentale n’est pas la question de la mise en scène. La question est: comment va-t-on faire entendre le texte ? Comment va-t-on mettre en rapport les comédiens et la tension qui règne entre eux ? Cette «mise en tension» va être travaillée à différents niveaux. Il s’agit de donner des pistes aux spectateurs, de proposer un chemin sans pour autant imposer une voie de compréhension, guider sans donner trop.

L'espace: deux passerelles en béton relient le gradin au mur (élément récurrent du Focus Heiner Müller). Ce sont deux espaces de jeu d’où les comédiens se font face et s’affrontent. Cette scénographie crée ainsi un espace vide entre les deux personnages, une impossibilité physique à se retrouver. Il y a aussi un travail spécifique sur le corps et la voix : la parole doit être le fruit de la tête et du corps. La crainte sous-jacente à ce texte est la mort du corps. L’importance du corps comme réponse à la métaphysique, plutôt que la pensée. Cela pose également la question du registre théâtral. Être soi-même tout en conservant la distance. Il ne s’agit pas de jouer un personnage autre que soi-même. L’espace scénique permet de dire « je »; permet de donner aux acteurs ce qu’ils sont sans que ce ne soit véritablement eux.

Le plateau est un plateau de jeu où les espaces sont donc délimités précisément. Chaque acteur occupe son espace. Du haut de leurs passerelles, le contact entre les acteurs se fait par un passage dans le public. C’est la seule ouverture possible. C’est le public qui évite de se plonger dans le pessimisme absolu. C’est le retour à l’humanité, au corps, à la vie. C’est l’ancrage dans le réel. C’est la confrontation entre la métaphysique et l’homme. Cela évite la mélancolie apathique et permet la violence et la révolte.

Une image féconde : le musée de nos amours. Nous ferions salle comble, n’est-ce pas Valmont, avec les statuts de nos désirs en décomposition. Les rêves morts, classés par ordre alphabétique ou chronologiquement, libérés des hasards de la chair, préservés des terreurs du changement. Notre mémoire a besoin de béquilles : on ne souvient même plus des diverses courbes des queues, sans parler des visages : une brume.

Quartett - note d'intentions