Ne regardez pas, mes bœufs, si tristement vers la lisière… – N’ayez pas peur pour moi, je ne vais pas quand même me perdre!… La noire Zefka est là au bord des aulnes,… dans ses yeux sombres crépitent des étincelles… – N’ayez pas peur pour moi, et même si je m’approche d’elle,.. .je saurai… résister à ses yeux ensorceleurs.
Le Journal d’un disparu est en quelque sorte une oeuvre inclassable. Il s’apparente plus à un genre intime et poétique, tel un cycle de lieder, qui tend néanmoins à s’élargir, dans sa partie centrale, en une brève mais importante scène dramatique. L’intérêt et la difficulté de mettre en scène cette pièce résident notamment dans cet antagonisme de forme. La proposition théâtrale doit être suffisamment dépouillée pour que la parole poétique se déploie d’elle-même mais elle doit également offrir des possibilités pour que survienne soudain cet éphémère jaillissement dramatique. Il faut faire fusionner ou tout au moins faire se percuter le récital et le théâtral.
Ce journal est celui d’un jeune paysan qui oscille entre le jour et la nuit, entre terre ferme et horizons incertains. Tout semble l’appeler à la raison (la famille, la religion, le travail, la morale, la tradition) mais l’arrivée d’une noire tzigane, l’attrait de l’inconnu et la marche inéluctable du destin viennent troubler ses certitudes. Dans cette mise en scène du Journal d’un disparu, pour laquelle j’ai imaginé deux espaces scéniques en miroir, j’ai confronté, tant dans la forme que dans le fond, des éléments à la fois opposés et complémentaires. J’ai interrogé la figure du double, la dualité qui tiraille l’individu. Et pour saisir la densité de ce petit drame de chambre, pour plonger dans la puissance de ces 22 petites mélodies, je me suis imprégné de la spécificité de la musique, et celle du chant bien sûr, composé par Janacek.
Mais mettre en scène c’est aussi interroger la parole, démultiplier le sens des mots, se laisser couler dans l’espace illimité de la poésie. C’est alors que surgit l’obstacle de la langue étrangère, pour nous et pour le public. Nous voudrions à la fois entendre le mystère du chant en dialecte morave, savourer ses délices, mais également saisir les paroles dans leur immédiateté, en jouir instantanément dans une langue qui est la nôtre. M’appuyant toujours sur la figure du double, j’ai donc imaginé introduire au côté du chanteur un personnage en miroir, c’est-à-dire un acteur qui donne à entendre le texte en français et qui prolonge le propos par ses actions scéniques. Le texte parlé par le comédien et le texte chanté par le ténor s’imbriquent et s’entrechoquent pour évoquer chacun à leur façon l’irrésistible mouvement du désir et de la liberté. Cependant, il m’a paru essentiel que ces frontières entre parlé et chanté soient à un certain moment brouillées. Dans ce but, j’ai voulu que la troublante tzigane soit incarnée par une seule interprète, qui alterne, elle, de manière inattendue, entre le parlé français et le chanté tchèque.