De Corpore – Intentions

Nous créons les objets, le matin, en ouvrant les fenêtres à la lumière du soleil. Nous les supprimons, le soir, en éteignant la lampe de notre chambre. Le jour, l’objet est là et on peut le voir, le toucher, le mesurer. La nuit, l’objet n’est plus là du tout, il est annulé… D’habitude, tout ce qui n’est pas humain disparaît passivement, je dirais presque avec résignation. Il n’y a que l’homme, parmi tous les objets, qui désire disparaître, qui a la volonté de s’annuler et de n’être plus. Cela, l’homme le fait tous les soirs, en se couchant. Il disparaît avant tout dans le noir de sa chambre et, ensuite, dès qu’il s’endort, dans les ténèbres de sa conscience. Alberto Moravia dans «Claudia Cardinale » (Flammarion)

Avec cette nouvelle création, j’ai souhaité porter mon attention sur le corps. Le corps considéré comme un objet. Un objet qui apparaît dans un espace, affirme sa présence et finit, tôt ou tard, par disparaître. Un objet doté de formes particulières, de dimensions, de couleurs, de volumes.

L’une de mes sources de réflexion pour ce spectacle a été l’interview de Claudia Cardinale réalisée en 1961 par Alberto Moravia. Dans cette interview atypique, le grand penseur italien décontenance la jeune actrice en cherchant, avec obstination, à ne la décrire et à ne la saisir qu’en tant qu’objet, telle une table, une chaise. Loin des interviews habituelles, Moravia s’emploie à réaliser une interview phénoménologique. Il y suppose, tout comme je cherche à le faire avec ce nouveau projet, que le corps est ce qu’il est et qu’il n’y a rien d’autre que le corps, dans la mesure où le corps est une forme dans laquelle il y a tout et il n’y a rien en dehors.

Dans cette interview, Moravia affirme également que le sommeil abolit notre corps, qu’il l’anéantit. En nous endormant, nous nous effacerions au point de ne plus exister, ou, tout au moins, au point de n’être plus que quelque chose d’informe, d’impersonnel, de collectif. De jour, le corps serait ce qu’il est. De nuit, il ne serait tout simplement plus.

Mais entre ces deux états, il doit bien y avoir un seuil, un entre. Un instant où le corps vacille, tremble, où il est pris de vertige et s’évanouit. De Corpore cherche ainsi à appréhender le corps dans ses aspects les plus tangibles, les plus matériels, mais également dans ses dimensions les plus brumeuses, les plus volatiles, les plus incertaines.

Ce projet s’emploie à scruter ces petits instants où l’homme se voit contraint de lâcher le contrôle qu’il exerce sur son corps, ce dernier manifestant alors des dispositions inattendues. En marquant théâtralement ses apparitions, ses mutations, ses disparitions, on peut envisager le corps humain sous un jour différent et, peut-être, mieux le questionner.

L’impulsion première de ce projet a été, il y a deux ans, l’incitation, par le comédien et pianiste Daniele Pintaudi, à réécouter les vingt-quatre préludes opus 28 de Chopin pour piano. On peut, a priori, s’étonner que ces préludes romantiques conduisent à imaginer un spectacle tout entier consacré au corps. Souvent associés, à tort, à une intériorité désincarnée, à un tempérament propre aux jeunes filles pensives et diaphanes, ces préludes incarnent, au contraire, par l’engagement physique qu’ils exigent de l’interprète, les impulsions et les soubresauts du corps. L’exécution de certaines de ces pièces emmène l’interprète jusqu’aux limites physiques du possible et ceci malgré leur extrême brièveté.

Et à leur écoute, on pense également à ce voyage que George Sand et Frédéric Chopin entreprirent en 1838, cet Hiver à Majorque au cours duquel le compositeur imagina ces fameux préludes. Ce séjour, contrairement à leurs attentes, mis à rude épreuve le corps et l’instrument du célèbre musicien.

Les fondements de ce projet reposent sur des bases plus poétiques que narratives et, comme lors de mes précédentes créations, De Corpore offre une large place au son et à la musique : composition électroacoustique, piano, chant.

Gérard Burger, avec qui je collabore pour la quatrième fois, a imaginé pour ce nouveau projet une composition électroacoustique qui constitue la charpente même du projet. Des sons qui se déconstruisent et se reconstruisent, laissant parfois surgir des fragments des préludes de Chopin, soustraits au récital classique, que le public redécouvre dans un environnement inhabituel.

Dans ce spectacle sur le corps, les voix se font rares, mais elles ne sont, pour autant, pas totalement absentes. Des fragments de chants et de textes viennent s’insérer ici où là pour dire le corps ébranlé par les lois de la nature, la maladie, ou l’amour. Des extraits de Dostoïevski, Pierre Louÿs, John Giorno, ou encore George Sand.

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