…la dernière épreuve, je me disais, c’est la dernière, coudre le récit pour qu’il entre dans vos frontières, les mains enterrées, de terre morte, prises, sans souffle, le devenir végétal, je me pisse dessus, dessus, moi le héros, celui de toutes les épreuves, celui qui sillonnant désert, fleuve, mer, hommes découvrit dans le petit matin les échangeurs et les métros et les flux, les salades périmées, les ponts et les caves, battre le tambour pour sauver vos vieilles âmes qui s’accrochent à vos bus, à vos maisons, pour dépeupler vos têtes de toutes leurs anciennes vies, je ne le ferai pas, je bois l’eau des rivières, je suis moi, moi, moi, rien, je flotte au dessus de vous, je sais plus de toi que tu n’en sais toi-même, deux sucres dans ton café, le plis de ton pantalon, moi qui était hondurienne, moi qui était gentille, moi qui était malienne, moi qui était sage, moi qui était respectueuse, je suis la bataille enchaînée à la rage…
Julie Gilbert, écrivain, a passé plusieurs mois au Théâtre du Grütli de Genève isolée dans une boîte. Une boîte d’écriture au creux de laquelle elle a composé une longue prière païenne en hommage aux migrants clandestins : ces femmes et ces hommes qui d’ici à là- bas, de mexico à lagos, de gao à kidal, d’agades à tijuana, de nouadhibou à monterrey sont les esclaves d’une hypermondialisation aux élans toujours plus aveugles et dévastateurs; ces femmes et ces hommes qui, pour survivre, n’ont d’autres choix que de frapper aux portes de nos frontières; ces femmes et ces hommes qui ne pourront cesser d’affluer, encore et toujours, nous rappelant, bien malgré eux, à l’inégalité de nos systèmes prétendument démocratiques.
Après le travail d’écriture, il fallait donner corps à ce texte et Julie Gilbert nous a invités, Frédéric Choffat et moi-même, à imaginer un spectacle à la croisée du théâtre et du cinéma. Nous avons dressé une longue table blanche, vierge de toute denrée, et placé à chacune de ses extrémités un écran blanc, vaste et vaporeux. Cette ode contemporaine pouvait alors se dérouler le long de cette autoroute de la parole et se déployer sur ces voiles fantomatiques.
À l’image des apôtres, les spectateurs sont invités à prendre place autour de cette table, où les attendent deux comédiennes, Elodie Bordas et Julia Perazzini, et l’auteur. Après un premier texte déclencheur lancé par l’auteur, les visages des comédiennes apparaissent sur les écrans. Ces gigantesques présences s’engagent dans de longs plans-séquences, passent d’un écran à l’autre et nous transmettent ce chant de rage et d’impuissance. Sans jamais chercher à incarner des personnages, les interprètes s’appuient sur la rythmique très singulière de l’écriture pour transmettre ce flux continu toujours à la limite de la rupture.
Cerné par ces imposantes figures, le public en oublie les comédiennes, pourtant attablées avec eux, mais soudain celles-ci émergent de la masse des spectateurs pour reprendre le flambeau de la parole qu’elles avaient jusqu’ici confiée à leur double virtuel. Naviguant autour des spectateurs, leurs présences de chair et d’os nous questionnent très directement, nous confrontant à notre matérialité occidentale, à notre impuissance face à cet « ordre » mondial : Vous vous sentez comment ? Je veux dire comment vous vous sentez ?
Les parties scéniques et les parties filmiques s’enchevêtrent désormais et un troisième acteur, Vincent Bonillo, apparaît tout à coup à l’image, figurant un écrivain qui semble avoir pour seule réponse à ces tragiques destins que son travail et son cynisme. Avec lui surgit l’ébauche d’une intrigue, nous poussant à explorer cette frontière, trouble et mouvante, entre dimension poétique et dimension narrative. Et c’est là tout l’enjeu d’un texte pensé pour la scène mais dont l’écriture s’aventure bien loin des chemins habituels du théâtre de répliques.
Ce spectacle invite constamment le spectateur à s’interroger sur l’idée même de frontière, que ce soit celle qui sépare les pays, qui sépare les êtres, mais également celle qui devrait distinguer le vrai du faux, le théâtre du cinéma, le récit du chant… Car c’est, peut- être, dans l’entre-deux que tout se joue, dans les zones indéfinies, sources de tous les possibles.